6° Dimanche TOB
Evangile : Marc 1, 40-45
Homélie du père Patrick ROLLIN
Quelle audace ! Ne peut-il pas rester à sa place ? Celle que la société lui a assignée ? Rappelons-nous que, dès que quelqu’un présentait des signes d’une maladie de peau évolutive du type de la lèpre, il devait aussitôt se présenter au prêtre qui procédait à un examen en règle et qui décidait s’il fallait déclarer cette personne impure. Cette déclaration d’impureté était une véritable mise à l’écart de toute vie religieuse, et donc, à l’époque, de toute vie sociale. Autant dire que la lèpre était non seulement une maladie réputée contagieuse, elle était aussi synonyme d’exclusion : avant même la mort physique, inéluctable puisque la lèpre était incurable, le malade était d’ores et déjà condamné à la mort sociale. Il habitait à l’écart de la ville et avait l’interdiction d’approcher quiconque. Une réglementation stricte excluait les lépreux de la vie sociale.
Exclu de la communauté des vivants, le lépreux portait son propre deuil : vêtements déchirés, cheveux en désordre… Impossible alors de s’approcher de lui, car le « bon croyant » doit, à tout prix, sauvegarder sa pureté. Et quant au jour bien improbable où le malade pouvait se considérer guéri, il devait se présenter de nouveau devant le prêtre, lequel procédait à un deuxième examen très approfondi et déclarait éventuellement la guérison et donc le retour à l’état de pureté et de vie normale. Cette réintégration du malade guéri s’accompagnait alors de nombreux rites de purification : aspersions, bains, sacrifices…
Pourquoi la lèpre prenait-elle une telle importance dans la vie sociale ? Probablement parce que c’est une maladie contagieuse, que personne ne savait soigner et que, par conséquent, les cas de guérison étaient rarissimes. A tel point qu’ils étaient forcément considérés comme des miracles ! Et le problème, c’est que l’impureté était considérée elle aussi comme contagieuse ! La lèpre était donc bien plus qu’une maladie de peau, c’était une maladie du corps social. Le lépreux était un mis à l’écart, un rejeté, un exclu, un mort vivant. On le croyait frappé de la malédiction divine, rongé par quelques péchés. Il fallait à tout prix s’en protéger.
Le lépreux qui ose ici s’approcher de Jésus, au mépris de tous les interdits, comme attiré par un aimant, ce lépreux qui ose s’adresser à Jésus : « Si tu le veux, tu peux me purifier. » et bien ce lépreux est doublement un intouchable : par sa maladie contagieuse et par son impureté contagieuse. Et voici que Jésus, va faire ce geste fou, celui qu’il fallait éviter à tout prix : « il le toucha ». Oui, le geste est de royale folie. On le voit : « Il étendit la main ». Jésus touche le lépreux qui l’approche. Et ce faisant, il touche à l’ordre des choses. Il touche l’intouchable, il fait ce qui ne se fait pas. Lorsque ses doigts se posent sur cette chair défaite qui rebutait toute caresse, une parole d’une prétention inouïe porte soudain le silence à l’aigu : « Je le veux, sois purifié. » Et à l’instant, comment dire… « la lèpre le quitta et il fut purifié ». Non seulement, Jésus rend sa santé à la peau du lépreux, mais il rend au lépreux sa dignité d’homme. En le touchant, Jésus le traite en homme et non plus en lépreux. Celui qui n’était qu’un marginal retrouve, à part entière, sa place d’homme.
Et ce n’est pas tout. Il faut que se pauvre hère puisse rentrer chez lui, retrouver la famille, les voisins, la rue. Il a beau être guéri, il est encore un banni. Alors Jésus « aussitôt » le renvoie, comme s’il mesurait tout à coup l’énormité de ce qu’il vient de faire. Il lui dit d’aller se montrer au prêtre, démarche nécessaire pour la réintégration sociale du lépreux. Il lui donne aussi un avertissement sévère : « Ne dis rien à personne. » Mais comment concilier ces recommandations qui semblent si contradictoires : se montrer, se livrer aux « formalités » pour retrouver la vie normale, et ne rien dire ?
N’est-ce pas le narrateur, Marc, qui mélange un peu tout, à moins que cette consigne de silence soit le signe que Jésus ne veut pas qu’on se méprenne à son sujet. Il ne veut pas être pris pour un guérisseur et déchainer un enthousiasme populaire ambigu, car si la lèpre était morte au bout de son doigt, la mort allait mourir aussi en son cœur plus tard, un matin de printemps.
Mais pour le moment, on s’en doutait, l’homme n’a pu se retenir longtemps. Il se met à proclamer la Nouvelle. Marc emploie les mots qui désigneront les prédicateurs de l’évangile. Le lépreux est devenu évangéliste. Il « répandait » la Bonne Nouvelle. Oui, désormais et à tout jamais, on ne peut pas, on ne peut plus, au nom de Dieu, rejeter, bannir, ignorer celui qui souffre. Quel qu’il soit. L’amour doit être premier. Et si la loi empêche l’amour, il faut la changer… Et l’apôtre Paul d’écrire en écho aux corinthiens : « Ne soyez un obstacle pour personne », autrement dit, ne fabriquez pas des marginaux, n’engendrez pas de lépreux. De quoi méditer aujourd’hui encore : certaines de nos attitudes et de nos lois morales actuelles ne nous empêchent-elles pas d’accueillir dans l’Eglise les blessés de la vie et de l’amour ?
A ce sujet, rappelons-nous que la religion n’échappe pas aux paradoxes. Elle porte dans son étymologie l’idée même de « relier ». Or, elle a, depuis toujours, produit des exclusions dont le lépreux qui s’avance vers Jésus est ici la figure. Figure douloureuse de celui qui n’a que le droit de se tenir à l’écart et de se faire oublier par la communauté religieuse. Figure aussi de celui qui ose transgresser l’interdit et qui supplie Jésus : « Si tu veux, tu peux… » Oui, ce que demande le lépreux, plus que la guérison de sa maladie, c’est de pouvoir réintégrer le cercle des inclus, hors de toute stigmatisation.
Aujourd’hui ce n’est plus la lèpre qui exclut, mais la couleur de peau, la pauvreté, l’orientation sexuelle, la faute commise. Aujourd’hui la maladie, comme l’appartenance à certaines catégories, peut toujours constituer un facteur d’exclusion. Et même si dans l’Eglise le pur et l’impur ne sont plus des catégories valides, l’exclusion reste bien une menace qui concerne chacune de nos communautés. Pourtant l’évangile nous garde en mémoire que Jésus a passé son temps à réduire les fractures, à diminuer les écarts théoriquement infranchissables qui séparent les uns et les autres. La réintégration du lépreux dans le corps social par la guérison et par le refus de l’exclusion est un des signes que le Royaume de Dieu se fait proche. Aussi la fidélité à l’Evangile nous demande tout simplement de ne plus faire de nos écarts un motif de rejet.
Oui, ne perdons pas de vue que Jésus a osé faire ce qui ne se fait pas : toucher l’intouchable. Il a pris sur lui son impureté, c’est comme s’il était devenu lépreux en guérissant le lépreux. « Il ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville. » Le lépreux guéri lui peut rejoindre les vivants, mais Jésus s’en trouve exclu. Il se tient désormais à la place qu’occupait le lépreux avant sa purification. Il devient lui-même impur. Mais cette impureté-là, n’est-elle pas le signe qu’il veut prendre sur lui les lèpres de nos cœurs, de nos mentalités, de notre péché ? N’est-ce pas le signe qu’il prend sur lui les péchés du monde pour nous en purifier nous aussi les soi-disant bien portants, car il faut faire longue et dure route encore à sa suite pour découvrir et accueillir l’étrange nouveauté de l’amour de Dieu qui guérit toute lèpre.
Eh bien, même si Jésus est obligé d’éviter les lieux habités, il n’empêche « de partout on venait à lui ». Et de quoi donc voulaient-ils, tous, guérir ? Et nous aujourd’hui de quoi voulons-nous être guéris ? Mais ne prenons pas trop vite Jésus pour un guérisseur, un faiseur de miracle, accueillons-le plutôt pour ce qu’il est vraiment, l’envoyé du Père, le signe de son amour qui veut nous libérer, nous relever des maux de l’âme et du cœur, de tout ce qui nous entrave et nous empêche d’aimer et d’aimer en vérité. Alors, ce matin, confiance, approchons-nous du Seigneur et osons lui demander dans notre prière : « Si tu le veux, tu peux me purifier ! ».
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