Ce sont deux hommes démolis et vaincus qui marchent sur le chemin d’Emmaüs. Leur vie, leurs espoirs, leur joie sont derrière eux, enterrés avec cet homme en qui ils ont cru. Il ne leur reste qu’une certitude : le mal gagne toujours, la mort gagne toujours. Leur Maître a échoué, ils ont échoué avec lui, c’était trop beau pour être vrai, ils se sont trompés. Ils ne veulent plus se tromper. Ils ne veulent plus être trompés. Ils ne veulent plus espérer, parce que, quand on n’espère rien, on n’est jamais déçu.
Alors ils tournent le dos à Jérusalem, Jérusalem, la ville de la déroute et du malheur. Comme si la fuite pouvait être une issue, comme si le malheur ne finissait pas toujours par nous rattraper…. Ces deux hommes sont nos frères de panique et de chagrin. Ils tournent le dos à leur espérance et à toute nouvelle espérance. Ils tournent le dos à leurs compagnons d’espérance. Ils secouent la poussière de leurs pieds. Le mal et la mort gagnent toujours, ils ne voient plus que ça, cette évidence, « ça » et rien d’autre. Oui, quand Jésus les rejoint, « leurs yeux sont empêchés de le reconnaitre ».
Cette saga du désespoir remplit exactement 29 lignes sur 50 d’un Evangile qui se dit et qui est « Bonne Nouvelle ». Voilà qui dit beaucoup : impossible d’entrer de plain-pied dans la Bonne Nouvelle, sans parcourir d’abord, et jusqu’au bout, ce triste préambule. Oui, il faut s’enfoncer jusqu’au bout dans la voie des questions, avant d’oser ses pas jusqu’au seuil d’une réponse. Impossible d’entendre la Bonne Nouvelle, d’habiter sa merveille et d’y apprivoiser son cœur, si on ne marche pas la route du malheur des hommes. Mais il est pareillement impossible d’entendre la Bonne Nouvelle et de la proclamer si on ne voit plus que ça, son on n’entend que ça, uniquement ça et rien d’autre.
Et justement nous sommes le soir de Pâques et les deux disciples d’Emmaüs ont entendu les témoignages de leurs amis. Eux aussi voient Jésus mais leur tristesse prend toute la place. Ils sont aveuglés par le malheur, ils ne sont plus disponibles pour reconnaître l’aube nouvelle du jour nouveau de Pâques. Ainsi en est-il d’ailleurs parfois de nous, dans les déceptions qui suivent des moments exaltants de grande espérance et d’engagement de toute une vie.
Et pourtant, c’est bien lui, Jésus, qui les rejoint et marche à côté d’eux sur le chemin d’Emmaüs. C’est bien lui qui les écoute longuement, « de quoi discutez-vous en marchant ? » et qui leur parle. Il ne leur dit pas : « C’est moi. » Non, au soir de sa résurrection, Jésus ne leur donne pas plus que ce qui nous est donné à nous, plus de vingt siècles après, dans la pauvreté de l’Eglise. Il leur donne d’abord la présence d’un compagnon, d’un ami, d’un frère, qui leur demande ce qu’ils ont sur le cœur, qui les écoute longuement, patiemment, qui leur laisse le temps de se rendre compte, de s’apercevoir, car toute sa pédagogie est informée par l’amour. Et Jésus est capable de tout entendre, et surtout ce qui est le plus dur à entendre : « Et nous, qui espérions… » disent-ils. Le désespoir de ceux qu’on aime est proprement insupportable.
Mais une fois tout déballé, sur le chemin de leurs déroutes, de leur souffrance intolérable qui leur fait tourner le dos à Dieu qui les a tant déçus, Jésus leur ouvre le sens des Ecritures. Il leur parle d’un « autre Dieu », un Dieu autre qui vient sans s’imposer, qui reste à leurs côtés sans déserter leur souffrance et leur désarroi, sans se justifier. A partir d’une relecture des Ecritures, il leur ouvre une piste, un passage, une brèche dans l’épaisseur de la tourmente pour les mettre à l’écoute de ce Dieu dont nous déformons sans cesse l’image. Ce Dieu Vivant qui veut nous arracher au plus épais de la nuit de l’abandon car avec Lui il s’agit de passer, de traverser l’épreuve en refusant de s’y ensevelir, de se coucher sous son fardeau, il s’agit de s’entêter à poursuivre, de continuer de cogner à la porte fermée, de continuer d’espérer contre toute espérance. Oui, Dieu ne nous lâche pas, Il ne nous laisse pas tomber ; Il s’attache à nos pas, comme la mère à ceux, maladroits et risqués, de son petit enfant. Et si Jésus nous emboite le pas, épouse, l’un après l’autre chacun de nos faux pas, s’il s’égare avec nous en tous nos pas perdus… c’est pour nous conduire sur un autre chemin, pour passer au-delà des voies sans issue, hors des sentiers battus, là où le cœur se met à battre à nouveau. Péguy avait raison : la foi qui m’étonne le plus, dit Dieu, c’est l’espérance.
L’espérance… les deux compagnons se dirent l’un à l’autre, mais « notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Ecritures ? » Aussi « reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. » « Il entra donc pour rester avec eux. »
Et c’est autour d’une table, une fois de plus, que tout a lieu. Il s’était déjà passé des choses, autour d’une table, trois jours plus tôt… Des choses tellement définitives, tellement inépuisables qu’on se retrouve, après plus de 2OOO ans, convives de la même table, aux côtés du même compagnon de route. « En mémoire de Lui… » Comme quoi, l’espace et le temps ne font rien à l’affaire, on est contemporain de ceux qu’on aime, fussent-ils ensevelis dans la nuit des temps.
Alors, nous dit l’évangile, « leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards ». Jésus peut s’effacer, désormais la vraie promesse de Dieu a fait son chemin en eux. Ils l’ont reconnu. Ils reconnaissent enfin qu’il est vivant et que c’était lui qui marchait avec eux sur la route. Et tout bascule. L’incroyable, l’impossible devient Présence, Présence aussi réelle qu’impossible à retenir car « il disparut à leurs yeux. » Mais cette Présence s’imprime en eux, dans la mémoire vivante du cœur, comme une blessure inguérissable qui donne faim et soif de vivre pour toujours. Présence que le cœur en éveil est seul à reconnaître, le cœur bien plus prompt que les yeux, car ceux-ci sont aveugles… « On ne voit bien qu’avec le cœur. »
Et bien voyez-vous, à nous aussi, cette Présence du Vivant nous est donnée à chaque Eucharistie. Comme pour les disciples d’Emmaüs, sur les chemins de notre vie, Jésus n’est pas visible avec nos yeux de chair car il ne s’agit plus de le « connaître », tel qu’il était, mais de le reconnaître tel qu’il est, tel qu’il demeure pour nous : un Vivant, le Vivant avec un grand V, Celui qui se fait conversation continuée avec nous, qui redonne du sens quand nos certitudes se sont effondrées, qui nous redonne la force de vivre dans ces gestes si simples de compagnonnage et de pain partagé, tant à la messe que dans la vie quotidienne.
Alors Seigneur, on nous a dit que tu fais route avec nous, mais nous n’avons jamais vu tes pas se joindre réellement aux nôtres, mais nous te reconnaissons à travers les compagnons de nos joies et de nos peines quotidiennes. On nous a dit que tu nous parles, Seigneur… Nous n’avons jamais entendu ta voix, mais nous la reconnaissons dans les voix fraternelles qui nous disent les paroles qui font vivre. On nous a dit que tu t’assois à notre table, Seigneur… Nous ne t’avons jamais vu rompre le pain de tes mains mais nous te retrouvons aux tables fraternelles où il fait bon nous restaurer de pain et d’amitié. On nous a dit que tu nous aimes, Seigneur… Nous n’avons jamais senti ta main se poser sur notre épaule, mais nous la reconnaissons dans les mains fraternelles qui étreignent, qui consolent et qui accompagnent. On nous a dit que tu nous sauves, Seigneur… Nous ne t’avons jamais vu intervenir en personne dans nos malheurs mais nous te reconnaissons dans les cœurs fraternels qui écoutent, encouragent, relèvent et aident à repartir.
Oui, Seigneur, c’est Pâques aujourd’hui encore, et comme les disciples d’Emmaüs, sans plus attendre, nous voulons retrouver « réunis les onze Apôtres et leurs compagnons » leur raconter à notre tour ce qui s’est passé sur notre route, comment tu t’es fait reconnaître à nous comme le Vivant qui fait de nous des vivants. Oui, « Le Seigneur est réellement ressuscité ! » Alléluia !
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