Mes amis l’évangile de ce dimanche risque de faire sur nous l’effet du « déjà entendu » tant il a été lu et enseigné. Aimer Dieu, aimer l’autre et soi-même de façon indissociable, voilà le premier commandement. Ça nous le savons-bien. Il nous est commandé d’aimer.
« Tu aimeras ! » Mais étrange tout de même, car à priori l ’amour ne se commande pas. L’amour ne peut se commander, et s’il se commande ce n’est plus de l’amour. Alors comment ces deux mots « commandements et amour », peuvent-ils se conjuguer, faire bon ménage ? Je vous propose d’y réfléchir ensemble quelques instants.
Le commandement. Voilà encore un de ces malheureux mots qui s’avance en titubant, tant il est chargé, surchargé de sens, de faux sens et de contre sens. Au premier abord, il faut bien dire que ça vous a une fière allure militaire : « A mon commandement, en avant, marche ! » Certes, on remarquera que lorsque les hébreux reçoivent les commandements que Dieu a confié à Moïse, ils sont justement en train de marcher dans le désert. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que cette marche n’a rien de militaire. Les « troupes » sont un troupeau querelleur qui ne cesse de râler contre ce fou de Moïse qui les a entraînés dans l’aventure, et contre la manne cette étrange nourriture qui n’est pas assez variée à leur goût. Chaque jour, on frôle la mutinerie !
Cependant, quand Dieu confie à Moïse ce que nous nommons les « commandements », il ne s’agit pas vraiment de remise en ordre ou de reprise en main, sur le thème : « Vous allez voir qui est le patron ! » Rappelons-nous que nos frères juifs appellent les dix commandements les dix paroles – ce que traduit convenablement le mot Décalogue. En termes contemporains, il s’agirait plutôt d’une « charte », d’un texte fondateur qui fait date et qui sert de socle aux relations futures, d’un accord entre deux parties qui reconnaissent leurs obligations réciproques. D’un côté, Dieu, qui a fait sortir les hébreux et les a libérés de l’esclavage de sa main puissante, de l’autre, le peuple sauvé qui, « en échange », accepte de se soumettre à un certain nombre d’impératifs.
La finesse de l’affaire, c’est que ces « commandements » ne sont pas seulement des obligations envers Dieu mais aussi des règles de vie de la communauté. Certes, il est bon d’adorer le Dieu unique et de lui consacrer pleinement une journée tous les sept jours (samedi, jour du sabbat pour les juifs, qui deviendra dimanche, jour du Seigneur pour les chrétiens), mais il faut aussi respecter ses parents, être fidèle, ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir…
Au temps de Jésus, de savants rabbins ont tenté de « résumer » les commandements, et Jésus, lui, le fait sans hésiter et de la façon suivante : il y a
deux commandements, l’un ne prévalant pas sur l’autre, puisqu’ils sont semblables : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu et ton prochain comme toi-même ».
La chose étonnante, c’est que le christianisme, héritier du judaïsme, ne multiplie pas les commandements, au contraire. Alors que la loi juive a au final identifié six cent treize obligations, en codifiant les plus petites choses, des règles qui ne sont certes pas appliquées dans leur intégralité, même par les religieux ultraorthodoxes, le christianisme lui, à l’initiative de Jésus, laisse un grand commandement a deux faces : aimer Dieu et notre prochain, ce prochain englobant jusqu’aux ennemis, ce qui certes simplifie l’énoncé de la règle, mais ne la rend pas plus aisée à l’observer. Pour le dire autrement, il est plus simple de manger du poisson le vendredi que de tendre la main à celui qui nous a insultés.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Rien n’a changé. Le christianisme n’est pas une religion de prescriptions. Il n’y a rien à faire d’autre qu’aimer, à tort et à travers, à temps et contretemps, et la longue cohorte des saints et des martyrs que nous avons fêter à la Toussaint est là pour attester que ce n’est pas le choix de la facilité. « Aime et fais ce que tu veux », disait saint Augustin. C’est tout ! Et à la question : jusqu’où faut-il aimer ? Le Christ n’a qu’une seule réponse, jusqu’au bout ! C’est le seul impératif qui doit s’imposer à notre conscience.
Et maintenant parlons de l’amour car autour de ce mot se noue l’un des plus graves malentendus du christianisme. En effet, tout le monde ou presque sait que Dieu est amour. Le plus ignorant des enfants du catéchisme sait que deux fois sur trois, il peut répondre : « Parce que Dieu nous aime. » Peu importe la question, ça marche à peu près à tous les coups. D’une autre façon, après la publication de l’encyclique Deux caritas est, « Dieu est amour » de Benoit XVI, l’un de mes amis, homme de science et de grande culture, et athée, me posa la question : « Pourquoi faire une encyclique pour dire une chose que même un vieux mécréant comme moi sait ? »
La chose est donc acquise, Dieu est amour et il faut aimer Dieu, il faut aussi nous aimer les uns les autres, voilà la Vulgate. Mais si l’on y regarde d’un peu près, cela signifie pour la plupart des gens quelque chose d’aussi mièvre que : « Dieu est gentil », « il faut être gentil avec Dieu », « soyez gentils les uns avec les autres ». Tragique méprise, effroyable affadissement d’une réalité de feu. Oui, souvenez-vous des paroles de Jésus : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé » (Lc 12,49). L’amour dont il est question n’a rien à voir avec la gentillesse ; c’est une substance beaucoup plus dangereuse, inflammable, explosive. D’ailleurs de nombreux artificiers y ont laissé leur peau, à commencer par le premier d’entre eux, le Christ lui-même. Les théologiens peuvent bien ergoter en distinguant eros, philia, agapê, caritas,
ces querelles de mots ne servent guère qu’à dissimuler ou atténuer cette redoutable réalité : l’amour chrétien, qui est le cœur même de la foi, est un extrémisme. Il s’agit d’aimer « à mort ». « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », tel est le « testament « de Jésus. Et le sort de Jésus montre que cette histoire a très mal fini : sur la croix.
Bon, même si pour le croyant, l’histoire d’amour est re-suscitée, régénérée, exaltée, en Dieu par la résurrection, il reste que cet amour est une folie. Il suppose d’aimer aussi les méchants, les ennemis, ceux qui commettent envers nous l’injustice, la trahison, le mensonge, la calomnie, le faux témoignage, ceux qui, en un mot, nous veulent du mal et nous en font. Cela suppose de pardonner l’impardonnable, d’abandonner son droit en faveur de la paix. Oui, l’amour dont parle le christianisme n’est pas de l’ordre du bon sentiment. Il n’est pas cette sorte de lieu commun que l’on prête volontiers à toutes les religions, qui prêcherait peu ou prou l’amour et la concorde. L’amour chrétien n’a rien d’une sagesse, c’est un feu qui nous dévorera si nous commettons l’imprudence de nous y exposer. Il est de la folie de la foi d’être capable de dire à genoux : « Non pas ma volonté, mais la tienne Seigneur »
Eh bien en ce jour de prière pour nos défunts, il est bon de nous rappeler que l’homme joue sa vie sur un seul mot : aimer. Oui, au soir de notre vie, c’est sur l’amour que nous serons jugés. Puissions-nous faire de l’amour de Dieu et de nos frères l’unique impératif qui vaut plus que toutes les règles et les préceptes qui cachent si souvent l’essentiel dans les sous-bois de la forêt. Et qu’au soir de notre vie, nous puissions entendre ces mots de Jésus adressés au scribe de l’évangile : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ». Pas loin... alors autant dire : « bon et fidèle serviteur entre dans la joie de ton maître ! »
AMEN !
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