27 TOB Evangile Marc 10, 2-16 :
« Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! Voilà ce qui demeure (et demeurera à jamais !) dans le cœur de Dieu. C’est exactement cette phrase de l’évangile d’aujourd’hui que, dans un mariage, le prêtre ou le diacre prononce solennellement, juste après l’échange du consentement des époux. Frères et sœurs, cette phrase, nous avons tendance à l’entendre d’abord comme une règle, un impératif moral, un commandement. Entendons-nous bien que c’est surtout un très grand désir que Dieu porte au cœur, et dont il nous fait ici comme confidence ? Car Dieu fait des vœux sur l’humanité ! De grâce…ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! Oui, c’est un vœu, un vœu un peu fou, en forme de bénédiction, qu’il fait pour nous, pour nos aventures humaines, pour nos histoires d’amour. Un vœu pieux, diront certains. Les sceptiques le savent plus que jamais : amour ne rime plus avec toujours.
Pour se dégriser, il suffit de regarder les statistiques. C’est vrai qu’à notre époque, où le mariage ne fait plus sens, ce cri du cœur de Jésus paraît presque désuet, pathétique, et cette invitation de Dieu à donner totalement nos vies dans le mariage n’est plus guère audible… Selon une sagesse contemporaine qui s’installe peu à peu, mieux vaudrait finalement ne pas se marier du tout, pour s’épargner le divorce ! Et le doute partout finit par s’installer. Qui d’ailleurs peut nous dire si un léger doute sur le mariage ne venait pas déjà à l’esprit de certains disciples eux-mêmes. L’avez-vous remarqué ? Une fois rentrés à la maison, une fois passé l’échange piégeux avec les pharisiens auquel ils ont assisté, une fois dans l’intimité retrouvée avec Jésus, ils reviennent à la charge. Signe que la question les travaille, eux aussi. Ils en remettent alors une couche sur l’affaire, et, dit l’évangile, l’interrogent de nouveau. On imagine leurs pensées du moment : bien sûr que c’est très beau, ce que nous dit la Genèse de la création de la femme tirée du côté de l’homme (sa matière première, à la femme, c’est déjà de l’humain, tandis que l’homme n’est fait lui que de terre !) ; très beau oui, ce grand mystère originel qui fait du mariage un accord très mystérieux, une alliance sacrée plutôt qu’un simple contrat.
Bien sûr qu’ils reconnaissent évidemment la valeur et la légitimité de la loi juive du mariage qui avait mis un terme définitif à la polygamie, encore fréquente à l’époque dans d’autres cultures, pour porter très haut la vocation d’un homme à s’attacher à une seule femme. A n’en pas douter, ils en partagent l’idéal, la beauté, mais ils se montrent aussi très pragmatiques et très lucides. Est-ce vraiment viable ? Est-ce possible ? Dans la Genèse, c’est bien ! Mais dans nos maisons, face aux casseroles et aux factures, au fil des jours et des années ? C’est touchant de les voir, eux aussi, guère mieux que les pharisiens finalement, interroger Jésus non pas sur le mystère même du mariage, sur sa grandeur, sa valeur et, s’agissant précisément du mariage, sur ce que Dieu depuis l’origine a dans le cœur pour l’aventure humaine et le Royaume. Eux aussi, ils s’obsèdent de petites affaires notariales, et l’interrogent sur les petits arrangements possibles et les accommodements permis pour sortir au mieux d’un mariage !
Vu la réponse de Jésus aux pharisiens, sa radicalité d’amour, cette pensée à eux aussi ne leur est-elle pas aussi venue ? Tout compte fait, mieux vaut ne pas se marier si en effet, comme le tolérait encore la loi de Moïse, au fond assez commode, on ne peut même plus renvoyer sa femme ! C’est que Jésus lui met la barre très haut. Frères et sœurs : ils auraient bien dû en profiter pour savoir pourquoi ! Jésus sort en effet résolument d’un usage culturel et social du temps, qui avait bien aménagé l’affaire pour la rendre compatible avec les mœurs de l’époque, et surtout l’étroitesse des cœurs. Jésus est certes miséricordieux sur nos misères, mais, on le voit ici, pas vraiment accommodant sur notre manque d’ambition ! La loi de Moïse, il se risque à le dire, n’est donc pas tout. Un peu patriarcale, la loi de Moïse, non ? Que disait-elle d’ailleurs du droit des femmes à renvoyer aussi leur mari ? Jésus lui n’oublie pas que ça vaut dans les deux sens… Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère à son égard. Et si une femme a renvoyé son mari (ça arrive aussi !) et en épouse un autre, elle devient adultère. Ce ne sont pas des paroles faciles, et certains avec raison peuvent buter sur elle. La tentation, bien sûr, et le mot adultère y prédispose est, à la suite d’une telle phrase, de faire alors de Jésus un père-la-morale. On voudra alors lui faire dire ce qu’il ne dit pas, on l’entendra ici serrer la vis, et on se servira de ces phrases pour mieux coincer les gens, les juger et se comporter à notre tour … en pharisiens ! A la Samaritaine, à cette femme qui collectionnait les maris, Jésus a-t-il dit qu’elle était adultère ? Jésus d’ailleurs, quand il tente de nous ouvrir à la vérité sur ces questions, n’emploie pas un verbe d’état (la traduction est assez mauvaise !): il ne dit à personne qu’il est ou devient adultère. Il est bien plus précis : il emploie le verbe grec moikhao qui est un verbe d’action ! Il ou elles commettent un adultère. C’est l’acte qui n’est pas le bon, c’est l’action qui n’est pas bonne ; Jésus en vérité ne condamne personne. Dieu ne nous juge pas, il éclaire nos actes. Davantage encore ! Relisons avec attention ce passage : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère à son égard ». A son égard. C’est à la relation que Jésus pense, pas tant à l’acte lui-même ni à un quelconque précepte moral. Jésus regarde l’offense, la blessure d’amour, la violence de tout renvoi qu’aucun acte licite ou arrangé de répudiation ne viendra jamais atténuer. Et on n’épouse pas de nouveau sur fond de répudiation, c’est au fond cela que Jésus nous dit. Toute la belle pastorale très équilibrée du pape François sur ces questions douloureuses et difficiles trouve là sa source. Même organisée au mieux juridiquement, tout répudiation peut polluer un nouveau mariage, le rendre en ce sens adultère, impur, si on ne prend pas le temps de considérer l’offense, la souffrance d’un idéal qui n’a pas été tenu, les blessures consécutives à une promesse qui n’a pas trouvé son terme. Je sais bien que c’est difficile…
Jésus (et le Père en lui) veut pourtant nous révéler là son amour incroyable du mariage. Le mariage est une trop grande chose pour qu’on bidouille avec. Non, l’union d’un homme et d’une femme (la comprendra-t-on jamais ?) ce ne sont pas des arrangements juridiques, ni des affaires de bonne morale. Dieu n’est pas un pharisien : il ne cherche pas d’abord à nous mettre en règle, il veut surtout nous apprendre à aimer sans mesure ! Les apôtres auraient vraiment eu bénéfice à le faire parler davantage sur ce qu’il avait dans le cœur, et l’interroger surtout sur ce grand mystère du mariage à la hauteur duquel nos pauvres couples humains ne seront jamais vraiment. Oui, plutôt que de pinailler encore avec lui comme des petits notaires de province, ils auraient dû se saisir de l’occasion pour lui en demander plus sur cette question : pourquoi donc, c’est à un mariage précisément, à Cana (est-ce un hasard ?) qu’il a inauguré sa mission. Comme si Dieu, de tout cœur et de toute éternité, n’arrivait pas à se résoudre au fait qu’un mariage finisse mal ! S’ils avaient quitté le terrain de la morale, et le terrain juridique qui les obsède, ils auraient pu éclairer avec lui le mariage dans ses enjeux mystiques, et il leur aurait peut-être fait quelques belles révélations. Peut-être leur aurait-il confié qu’au Golgotha, sur la Croix, c’est au bout de son propre mariage avec l’humanité qu’il irait, lui, et que cette humanité si lourde à porter, lui, il ne la répudierait jamais… Pauvres apôtres, ils n’en sont pas là…Peut-être bien Jésus a-t-il eu un petit pincement au cœur de voir le niveau des questions. Le faible niveau des questions…Mais les hommes sont ainsi : est-il permis de répudier sa femme ? A quelles conditions ? Comme c’est difficile pour Dieu de nous aider à faire décoller nos questions…
Frères et sœur, ce qui est bouleversant dans cet évangile, c’est qu’au moment où Jésus remet de l’idéal dans le mariage (c’est à n’en pas douter un des lieux éminents de l’aventure humaine où très concrètement, très simplement mais très difficilement aussi, on donne sa vie, totalement), il ne l’idolâtre pas, il n’en fait pas le seul et unique modèle. Il va rappeler plus loin qu’il y a aussi d’autres chemins. Jésus prendra le temps d’en énumérer certains, comme pour les bénir. Car c’est bien le mystère de chacun de savoir selon quelles modalités d’amour il peut s’approcher du Christ et, de façon très personnelle, comment il peut donner sa vie. Donner sa vie. Il ne s’agit en vérité que de cela. Dans toutes les vies, quelles qu’elles soient… Mariage ou pas.
Oui, le mariage entre un homme et une femme est une grâce, très particulière, très mystérieuse : un chemin très éminent pour donner sa vie, et de façon très profonde, expérimenter le grand mystère divin de la sponsalité. Mais il n’est pas le seul… Comprenne qui pourra. Ce qui est sûr, c’est que Dieu bénit la diversité de nos vocations et nous fait confiance. Il nous faut trouver chemin dans les possibles de l’aventure humaine. Mais s’agissant du mariage, c’est clair, il ne veut pas que nous en bidouillions les conditions. Il sait bien nos misères, nos faiblesses, nos fragilités. Il sait que souvent, on n’y arrive pas. Mais lui, il y croit. Il croit en nous. Une fois de plus. Car, que ce soit dans le mariage ou par d’autres chemins, il veut pour chacun de nous de très grandes aventures d’amour. De très grandes aventures d’amour. Pas des petits arrangements.
Amen
Cathédrale Saint-Jean (6 octobre 2024) 27è O année B. (Marc 10, 2-16)
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