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Homélie du dimanche 3 novembre 2024


  Frères et sœurs, un jour par an, au creux de l’automne, nous fleurissons les tombes de nos cimetières. C’est la Toussaint ! Pour beaucoup, cette coutume est sacrée et il faudrait n’avoir pas de cœur pour trouver ridicule cette fidèle démarche de l’affection. Et pourtant, est-il évangélique de réduire la Toussaint, la grande fête de l’Eglise totale, à la commémoration de ce qui n’est plus ? Où sont nos êtres chers aujourd’hui disparus ? Sont-ils vraiment au cimetière ? N’est-il pas regrettable de laisser dégénérer le 1er novembre en journée du souvenir et de la mélancolie, comme si nous n’avions plus d’espérance ? Il est légitime de porter des fleurs sur une tombe, c’est une façon d’honorer nos aïeux : mais combien est-il plus urgent encore de renouer ces liens de famille avec le Ciel. C’est un grand ressort de l’existence terrestre que de ne jamais oublier le lien mystérieux avec la foule de nos ancêtres qui peuplent l’Eternité. Oui, d’ores et déjà, nous sommes enfants des saints. La filiation est certaine, c’est une grâce ! Au ciel, n’oublions jamais que notre propre famille a déjà pris racine. Nous y avons des parents, des frères, et parfois même des enfants. Car parmi les saints inconnus dont l’Eglise célèbre aujourd’hui la fête, il y a beaucoup de ceux à qui nous devons la vie et dont le sang coule dans nos veines. Mais ce lien n’est pas que génétique ! Pouvons-nous bien imaginer, dans notre vie, la secrète activité d’une telle ascendance mystique ? Au-delà de ce que nous en savons, de ce que nous en comprenons, une multitude de bienheureux nous attend, nous désire, de cette attente infatigable et mystérieuse que Dieu a de chaque âme. C’est une même et commune impatience de nous, la leur et celle de Dieu, qui les habite ! Oui, il est urgent pour nous de retrouver le chemin de ce lieu où vivent, dans la paix et la joie, ceux des nôtres qui ne sont pas morts à jamais. Car, en vérité, il n’y a pas un  royaume des morts et un royaume des vivants ; il n’y a que le Royaume de Dieu, et nous sommes déjà dedans. Osons l’affirmer dans la foi : nous sommes profondément liés à ceux qui ont fini leur vie d’ici-bas. Car là où ils sont, ils restent très solidaires de la grande aventure de notre salut et participent, de façon mystérieuse mais décisive, à la rencontre féconde de notre liberté et de la grâce, qui est sans doute la seule et vraie affaire de nos vies. Ce mystère n’a rien d’une construction de l’esprit ou d’un jeu d’Halloween avec les morts, toile d’araignée à l’appui ! En fêtant les saints, nos devanciers dans l’existence, l’Eglise ne nous convie pas aujourd’hui à sacrifier à un folklore funèbre, mais bien à fêter des vivants, plus vivants encore que nous. Parce qu’ils ont réussi leur vie en l’ayant totalement accomplie, ils peuvent nous aider à devenir, nous aussi, ce qu’ils sont eux-mêmes devenus. Dans le tourbillon des activités qui nous accaparent tous dans ce monde affairé, ils nous interpellent sans cesse, du fond de leur paix profonde et de leur vraie joie, pour nous adresser la seule question qui vaille : « la vie ? Où en es-tu de ta vie ? La vie ! A plein régime ! Mais à quel régime ? Et pour quoi faire ? ». Le vie d’un saint… Car vivre, c’est s’engager, corps et biens, sans oublier autant que possible, le cœur et l’âme. Un romancier du siècle passé, Georges Bernanos qui a durant son existence cherché Dieu avec âpreté et passion, écrivait quelque temps avant sa mort : « La plupart d’entre nous n’engagent dans la vie qu’une faible part, une petite part, une part ridiculement petite de leur être, comme ces avares opulents qui passaient jadis pour ne dépenser que le revenu de leurs revenus. Un saint ne vit pas du revenu de ses revenus, ni même seulement de ses revenus ; il vit sur son capital, il engage totalement son âme. On se dit avec épouvante que des hommes sans nombre naissent, vivent et meurent sans s’être une seule fois servi de leur âme, fût-ce pour offenser le Bon Dieu. Qui permet de distinguer ces malheureux ? En quelle mesure n’appartenons-nous pas nous-mêmes à cette espèce ? La damnation ne serait-elle pas de se découvrir trop tard, beaucoup trop tard, après la mort, une âme absolument inutilisée, encore soigneusement pliée en quatre et gâtée, comme certaine soies précieuses, faute d’usage ? » Frères et sœurs, les saints sont ces hommes et ces femmes qui ont usé leur cœur et leur âme jusqu’à la corde. Voilà qui devrait nous tenir en éveil ! Ils n’ont pas écarté l’aventure humaine totale. Ils ont tenu bon, et malgré les difficultés, ne se sont jamais lasser de fabriquer de la douceur, de la miséricorde, de la justice, de la paix, de la joie, avec le matériau médiocre et même souvent rebelle de la vie quotidienne. Aves les bouts de leur vie, ils ont fabriqué du Royaume, de ce royaume dont ils vivent désormais totalement. Ceux que nous fêtons aujourd’hui, tous ces hommes et femmes qui ont vécu cachés, ignorés, anonymes, ayant échappé à la célébrité de l’histoire comme aux canonisations officielles de l’Eglise, gageons qu’ils sont nombreux. Les saints ! Parfois, les grands saints nous impressionnent. Parce que leur exemple nous bouscule et dérange notre propre médiocrité, nous passons volontiers leur vie à l’eau de rose, nous les mettons dans des niches dorées et vissons des auréoles sur leur tête ! N’importe ; eux nous restent proches, en vérité, même si nous peinons à les voir comme des vivants, comme des parents ordinaires, ou des frères en humanité, qui secrètement nous aident à continuer la route et à donner au monde une autre couleur. Parmi vous, dans le secret de leur cœurs, certains savent ce qu’ils doivent à tel ou tel saint. Personnellement, j’ai une grande dette envers la petite Thérèse qui est venue me chercher dans ma jeunesse un soir de désespoir, et depuis des décennies, comme une grande sœur, m’aide à avancer. Et tous ces autres saints du ciel qui œuvrent pour nous et que nous ne savons pas. Une jour, nous verrons la claire et splendide tapisserie qu’est la communion des saints ! Les cent quarante-quatre mille, et bien davantage ! Nous y verrons alors tous ces saints de notre famille, capables comme vous et moi en leur temps de souffrir de maux de dents ou de rhumatismes, d’être assaillis de mauvaises pensées, de connaître des difficultés d’argent, qui ont vécu en aimant ce monde-ci tout en désirant le monde à venir. Ils ont été ce que nous devrions être : la santé du monde ! Car, chaque fois qu’un chrétien prend l’Evangile au sérieux et vit intensément, il propage, à travers le corps du Christ que nous formons tous, un flot de globules rouges qui l’irrigue. Les Saints –et les chrétiens qui s’efforcent de l’être- sont en vérité la jeunesse du monde. La Toussaint vivifie le monde. La sainteté, c’est la sève de l’aventure humaine, la nôtre et celle du monde. Pourquoi en avons-nous fait une fête aux couleurs de cimetière et de chrysanthème ? La Toussaint est une grande fête lumineuse qui nous invite à raviver la flamme de notre baptême, ce grand moment de notre vie, ce gisement inépuisable de toute vraie jeunesse où le germe de la sainteté a été greffé à jamais au plus profond de notre cœur. Voilà pourquoi, à chaque Toussaint, nous pouvons avec confiance nous tourner vers la foule innombrable des bienheureux qui nous tend la main pour nous hisser vers la Vie ; pour nous aider à reprendre courage sur le chemin de l’existence, qui est épineux et fleuri, dur et joyeux tout ensemble. Et l’arrivée, croyons-le, n’est pas au cimetière !


L’itinéraire existentiel le plus sûr, l’Evangile nous l’indique. Il nous conduit aujourd’hui sur une colline de Galilée, où a retenti la voix de celui qui est lui-même le Chemin, la Vérité et la Vie. Cette année encore, nous avons entendu ce si beau passage des Béatitudes, que nous aimons entendre chaque année à la Toussaint, et qui nous impressionne toujours autant. Aurons-nous en effet assez d’une vie pour entrer vraiment, authentiquement, dans chacune des béatitudes auxquelles le Christ nous appelle ? Chaque année à la Toussaint, pourquoi ne pas en choisir une, et tâcher d’en vivre plus intensément pendant l’année qui suit. De Toussaint en Toussaint, béatitude après béatitude, nous creuserons ainsi en nous le puits profond de la vie. Frères et sœurs, que cette magnifique fête de la Toussaint, dans le sillage discret mais lumineux de tous ceux qui nous ont précédé et qui, aux côtés du Christ, cherchent inlassablement à nous ouvrir grandes les portes du Ciel, oui, que cette fête nous redonne ce grand désir d’être aujourd’hui, à notre tour, des hommes et des femmes des béatitudes.


 « Il n’y a qu’une tristesse au monde, disant Léon Bloy, c’est de n’être pas un saint ». (Sans doute en effet, la seule véritable tristesse d’une vie !). Soyons sûr pourtant que la sainteté est la vocation de chacun, et même de ceux qui doutent d’y parvenir. Peut-être n’y a-t-il au fond qu’à se laisser simplement mais totalement saisir par le Christ : par celui qui, le jour où il parla du haut de cette colline de Galilée,  nous a dessiné en creux le vrai visage de Dieu, et dont le discours des Béatitudes est sans doute le plus discret mais le plus bouleversant des portraits. Amen


Cathédrale Saint Jean-Baptiste . Toussaint 2024

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