C’était dans le TGV Lyon-Paris, dans l’un des compartiments, un homme est en face de son fils. Le petit garçon se gifle sans arrêt. Toutes les trois minutes, il pousse un long cri d’angoisse difficile à supporter. Le père s’occupe de son fils – qui est donc handicapé mental profond- avec une grande tendresse, mais, dans son regard on peut lire aussi la douleur et la lassitude.
Sur le rang arrière, quatre jeunes en pleine santé, plein de vie. Et voici que l’un d’entre eux se lève et vient s’asseoir en face du petit. Il prend ses mains dans les siennes et le regarde dans les yeux. Aussitôt un échange s’établit. Jusqu’à Paris, il restera près du petit, prenant la relève du père qui le regarde avec gratitude. A l’arrivée, gare de Lyon, les deux hommes se serrent longuement la main, puis le jeune reprend son sac et disparaît dans la foule avec ses copains.
Quelles paroles ont été prononcées ? …Aucune… Et pourtant, qui oserait dire qu’ils ne se sont rien dit ? Il y a donc un autre langage que celui des mots. Ce récit, en effet, est tout entier résumé- vous l’avez remarqué- dans des regards. Le jeune a vu l’enfant, il a vu la douleur de son père, il a regardé l’enfant dans les yeux et d’un regard un échange s’est établi. Et en se quittant, les deux hommes ont échangé un regard qui en disait long.
Le regard…un certain regard. Voir ou ne pas voir, c’est à dire aimer ou ne pas aimer. Au niveau où je me place, être aveugle ou voir clair n’est pas une question de lésion de la rétine. On peut avoir une acuité visuelle parfaite et demeurer inapte à regarder, inapte à aimer. De la qualité de notre regard dépend la qualité de notre cœur !
Pas étonnant, n’est-ce pas, que Jésus ait si souvent parlé du regard et de l’aveuglement ! Pas étonnant que lorsque le Christ a voulu de faire connaître comme sauveur, il se soit manifesté comme celui qui rend la vue aux aveugles. Pas étonnant que, dans l’évangile de ce dimanche, Jésus utilise la même image, la même réalité du regard et de l’aveuglement pour stigmatiser les pharisiens, scribes et docteurs de la Loi. « Vous prétendez guider les autres mais vous êtes des aveugles. Votre savoir orgueilleux vous bouche la vue. Vos yeux sont bouffis de vos certitudes prétentieuses. »
Mais remarquez-bien, en mettant en cause les autorités juives, ce que Jésus dénonce, c’est la tendance instinctive de tout homme. Ne sommes-nous pas aveugles nous aussi, de temps en temps ? Nos sociétés, est-ce qu’elles n’avancent pas souvent à l’aveuglette ? Est-ce qu’elles ne nous imposent pas des manières de voir toutes faites sur la vie, le bonheur, l’amour, la réussite ?
Oui, que d’aveuglements devant la misère des gens, le partage des biens, les injustices ! La liste serait longue, on ne peut pas tout dire.
On ne peut pas tout dire…non…car la liste serait longue aussi, et heureusement, de ceux qui sont guéris de cet aveuglement, tous ceux dont les yeux ont été lavés et illuminés par le Christ. Ils ont appris à regarder leurs frères et le monde, comme le Christ les regarde.
La liste serait trop longue pour les évoquer tous. Mais, je ne peux omettre de citer, en ce carême, tous les catéchumènes, les adultes qui se préparent au baptême. Ils ont appris, ces années-ci, ces derniers mois, à ouvrir les yeux de façon toute nouvelle sur Dieu, sur Jésus, sur leurs frères.
Savez-vous combien de jeunes et d’adultes seront baptisés dans la nuit de Pâques cette année dans notre diocèse ? plus de 200 ! Ils recevront le sacrement du baptême, le sacrement qu’on appelait autrefois le sacrement de l’illumination… Vous voyez que le miracle de la guérison de l’aveugle-né continue. C’est avec eux que nous méditons, ce matin, cet évangile.
Nous aussi, nous sommes baptisés, nous avons reçu le sacrement de l’illumination. Mais qu’en avons-nous fait ? Il convient de faire de temps en temps, un examen de contrôle de la vue (le carême est fait pour cela) … Contrôle pour déceler deux déformations possibles de l’œil :
- Est-ce que ton œil ne deviendrait pas de plus en plus distrait ? … Attention, tu ne peux plus aimer. -Est-ce que ton œil ne deviendrait pas de plus en plus sévère ? … Attention, tu ne peux plus aimer !
Si ton œil est distrait, tu ne peux pas aimer. C’est une maladie subtile, on s’en sert souvent d’excuse…Excusez-moi, je n’ai pas fait attention, j’ai été distrait. Ne pas faire attention, n’avoir jamais le temps, croiser d’un œil distrait les personnes, les situations…C’est une attitude qui rapetisse notre univers et rapetisse notre cœur.
Il est souvent question dans l’évangile de ce redoutable manque d’attention qui nous empêche d’aimer. « Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, avoir froid ? … Quand ? ». Souvenez-vous de cet homme riche que Jésus dénonce, non parce qu’il a fait du mal à son voisin Lazare, mais parce qu’il ne l’a pas vu à sa porte. Décider d’aimer, c’est décider de faire attention aux êtres que l’on côtoie chaque jour.
Si le jeune, dans le compartiment du train, n’avait pas fait attention à cet enfant et à son père, voyez-vous ce qui aurait manqué à l’un et à l’autre ?
Si notre œil ne se guérit pas de cette maladie-là, de ce manque d’attention, notre cœur restera froid et le monde sera glacé.
Si ton œil est distrait, tu ne peux pas aimer ! C’était la première maladie de l’œil…Voici la seconde.
Si ton œil est sévère, tu ne peux pas aimer. Un regard qui classe, qui juge, qui condamne, c’est un regard qui tue (on dit parfois : il m’a fusillé du regard ! ) Ce regard dit bien plus vertement qu’une parole : « il n’y a rien à faire avec toi ! » Cette maladie de l’œil empêche radicalement d’aimer puisqu’elle consiste à ne regarder que les défauts des autres, à être à l’affût des faiblesses des autres.
- Votre ami est-il doué et brillant ? Vous dites : « Il ne cherche qu’une chose : en mettre plein la vue ! » - Votre belle-sœur est-elle appréciée ? Vous dites : « elle cherche à se mettre en valeur » - Votre voisin est-il avenant et dynamique ? Vous dites : « c’est un clown et superficiel avec cela.»
Notre regard est donc un regard déformant ; inconsciemment, on ne voit plus que le mauvais côté des gens. Et c’est la valse des étiquettes que nous connaissons bien : « Ce n’est qu’un arriviste, un ambitieux…c’est un égoïste, une ratée. » Et on pourrait continuer l’énumération qui gangrène les relations.
Quel regard posons-nous sur les autres ? Oui, c’est important, car l’amour passe par le regard. C’est tout l’Evangile. On pourrait relire l’Evangile en faisant attention au regard que Jésus pose sur les personnes.
Quand Jésus a vu la Samaritaine dimanche dernier, il n’a pas vu en elle qu’une femme légère, volage. Il lui demande un verre d’eau et il engage la conversation.
Souvenez-vous, quand Jésus a vu Zachée, il n’a pas vu en lui qu’un fonctionnaire véreux. Il s’est invité à sa table et le salut est venu habiter sa maison.
Et aujourd’hui, en voyant cet homme aveugle de naissance, Jésus n’a pas dit : « cet aveugle paie sûrement ses fautes ou celles des siens », non il a porté sur lui un regard d’amour, un regard qui l’espère et il a donné à voir aux yeux de tous avec éclat combien cet homme jouissait aussi de la faveur de Dieu.
Voilà la nouveauté de l’Evangile… Voilà le regard posé sur chacun de nous. Laissons-nous donc gagner par ce regard, c’est un regard d’amour.
Bon, nous avons accepté cet examen de contrôle. Nous avons accueilli le diagnostic. Il faut maintenant accepter l’ordonnance.
Pour nous guérir de ces deux maladies : l’œil distrait et l’œil sévère, nous savons à qui nous adresser. Jésus est Celui qui guérit les yeux, qui lave notre regard. Il faut donc tourner nos yeux vers le Seigneur et lui demander souvent : « Seigneur, fais que je voie ! »
Eh bien, voulez-vous que ce soit notre prière cette semaine ? Vous verrez, le miracle de la guérison de l’aveugle-né continuera. Le temps du carême nous clarifiera le regard et nous apprendra à voir le monde avec le Christ, à sa façon et pas à la manière du monde.
Père Patrick Rollin
Recteur de la cathédrale et de la Basilique Saint-Bonaventure
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